CHAPITRE XIII
Chamonix-Mont-Blanc dort. Ses lourds hôtels sans style et sans grâce, confortables et impersonnels, baignent dans une vapeur ténue qui monte de l'Arve grondante, s'épand sur la station et masque le ciel. Si l'on en juge par cette clarté translucide qui tombe d'en haut en blancheur laiteuse, fdtre à travers le brouillard et se diffuse dans les rues auxquelles elle donne des aspects de nefs de cathédrale, si l'on observe la danse ruisselante des atomes sur les rayons de clarté, et les mille cristaux de gelée blanche qui scintillent sur les toits, on peut prédire à coup sûr que le soleil ne tardera pas à percer. Il fait un froid de loup et bien qu'on ne soit qu'aux tout premiers jours de septembre, on se croirait à la Saint-Michel.
Sur la place, tout est calme; l'église sarde avec son clocher bulbeux veille sur la population cosmopolite qui dort dans les palaces. Tous ces grands oisifs de la terre, couchés depuis quelques heures à peine, ne connaîtront jamais l'heure exquise des matins éclatants de pureté. L'horloge du clocher est encore éclairée et son cadran lumineux, entouré d'un halo, transparaît dans le brouillard; mais déjà, par delà la nappe de brume, le bulbe de cuivre qui s'effile en pointe au sommet du clocher, reflète plus de clarté, commence à se dorer de lumière.
Elle est déserte, ce matin, la place. Gros-Bibi, déjà levé, ouvre son petit café; il est en bras de chemise malgré le froid qui pince. Fabien le cantonnier, bien qu'il ne soit que six heures, en est déjà à son deuxième coup de blanc; il maugrée tout en poussant sa brouette, sur laquelle il amasse ses petits tas d'ordures. Cinq à six vieux guides se sont retrouvés et, sac au dos, piolet à la main, discutent ferme, interpellant familièrement le cantonnier. Ici, tout le monde se connaît, et l'humble balayeur a voix dans la discussion aussi bien que le plus riche propriétaire; à Chamonix, il suffit – mais cette condition est indispensable – d'être enfant du pays pour parler des choses publiques ou aspirer à les diriger. C'est un privilège qui n'est pas accordé à tous.
Le long de l'allée qui conduit au Majestic, et sur la grille de l'Hôtel du Mont-Blanc, des serpentins et des cotillons abandonnés par les fêtards jettent des touches vives dans les amas de feuilles roussies.
Fabien rouspète:
«Y me la baillent belle avec leurs sacrés bals! Double peine ce matin! Non! mais regardez-moi ça! comme si la rue était un dépotoir public! Bande de noceurs, va, ça ne pense qu'à faire la bombe.
– Pas tous, Fabien, pas tous! interrompit l'un des pirates. Heureusement qu'il y en a encore pour faire les courses, sans quoi il ne nous resterait plus qu'à émigrer pour vivre. Qu'ils viennent nombreux! Tu sais bien qu'on retire du profit grâce à tous ces monchus qui laissent leurs sous dans la vallée. Faut bien que jeunesse se passe! D'abord y sont en vacances, et ça doit pas toujours être drôle pour eux dans les villes. Faut bien leur laisser un peu de bon temps. D'ailleurs, tu sais, bons ou mauvais, ils finissent tous par y venir à la montagne. D'abord par... attends, je me rappelle plus ce mot; par sno... snobisme, c'est ça, somme toute pour crâner et parce que ça fait bien, ensuite par amour, pour épater les petites donzelles le soir autour du bar, et puis ça les prend, mais alors tout de bon... et y lâchent tout! Mais ceux-là, tu ne les vois pas, Fabien. Ils couchent dans les cabanes, ils rentrent fatigués, ils dorment et ils repartent. Ça, c'est les vrais!»
Un tintinnabulement grêle annonça une présence au coin de la rue Joseph-Vallot. On eût dit une chèvre isolée: cela faisait ding... ding... ding...
«Y'là le guide-chef. Avec sa sonnaille en guise de timbre, on le reconnaîtrait à cent mètres.»
Le guide-chef débouchait sur la place, juché sur un antique vélo haut sur roues, au guidon relevé comme les cornes d'un camarguais. Il s'arrêta le long du trottoir, juste, en face du Bureau des Guides, un pied reposant à terre, l'autre encore sur la pédale, et, sans lâcher les freins, il souhaita le bonjour:
«Salut à tous. Déjà au vin blanc de grand matin!
– Adieu, guide-chef, c'mi tè chi baille?» Ils disaient «adieu», comme tous les gens d'ici qui emploient indistinctement cette formule pour dire bonjour ou au revoir.
«Fait froid; aux Pellerins c'est tout clair, dans une heure le brouillard sera passé. Si vous voyiez la neige! elle est descendue tout en bas; les aiguilles sont tout emplâtrées. Adieu les courses! Faudrait huit jours de beau pour tout y sécher, et dans huit jours n'y aura plus un chat dans la station. Dommage! y avait encore des tas de grosses courses en projet. Enfin, ça fait mé pi pas pi!»
Ça fait mé pi pas pi! Étrange locution en patois du pays, qu'on emploie à tout bout de champ et qui est presque intraduisible; elle signifie: Évidemment tout n'est pas pour le mieux, ça pourrait être meilleur, mais comme on n'y peut rien, il faut bien s'en contenter. Ça fait mé pi pas pi! Toute la philosophie du montagnard est enclose dans cette phrase sonore, et ça dit bien ce que ça veut dire,
Jean-Baptiste Cupelaz ouvrit le bureau qui donnait de plain-pied sur la rue, prit un balai dans l'arrière-boutique et se mit à faire le rapide ménage du local. Ses grosses mains un peu maladroites maniaient difficilement la remasse, après avoir pendant tant d'années serré fortement le manche d'un piolet.
C'était un homme en pleine force qu'un éclat d'obus dans le bassin – souvenir de Verdun – avait pour toujours éloigné des courses. Le Bureau l'avait nommé à ce poste de guide-chef qui consiste précisément à ne pas faire le guide, mais à tenir la comptabilité du bureau, à veiller à la bonne inscription des demandes, à faire payer les masses (cinq pour cent sur le tarif des courses pour la caisse de secours), à surveiller la marche régulière du tour de rôle et à prévenir les guides demandés à la préférence par un client. Il y fallait beaucoup d'honnêteté, beaucoup de sagesse aussi pour trancher les différends inévitables qui surgissaient au cours de la saison, lorsqu'un guide – généralement un médiocre – se prétendait lésé par un confrère plus heureux en clientèle.
Deux choses, dans son nouveau métier, tracassaient le brave Jean-Baptiste: le téléphone, auquel il ne pouvait pas s'habituer et le vin blanc, auquel il s'habituait trop vite à son gré. C'était toute la journée un défilé ininterrompu – pour le plus grand profit de Gros-Bibi – du bureau au bistrot et vice versa; il n'y avait qu'à traverser la rue. Chaque guide qui rentrait de course tenait à honneur de payer ses masses et sa tournée; chaque guide qui partait pour une grosse bambée offrait le coup du départ. Pour ceux qui partaient ou qui revenaient il n'y avait que demi-mal, car les jours d'abstinence et d'efforts et les longues marches éliminaient rapidement les miasmes de l'alcool. Par contre le guide-chef, lui, ne quittait pas son poste sédentaire où il courait des dangers infiniment plus grands que ceux qu'il avait surmontés avant la guerre en faisant les plus périlleuses ascensions et même à Verdun, dans la tourmente de fer et de feu.
«Encore deux ou trois saisons et tu es cuit, lui disait le docteur.
– Bien sur, bien sûr, mais je ne peux pourtant pas faire le fier avec tous les camarades!
– Méfie-toi! méfie-toi, Jean-Baptiste, ça te jouera un vilain tour. Refuse!»
Jean-Baptiste s'efforçait à suivre les sages conseils du docteur et comme les pirates l'invitaient:
«Oh! Jean-Baptiste, viens boire trois décis.
– Plus tard, dit-il, maintenant il me faut établir le tour de rôle. Soyez tous là dans une heure, que je vous coure pas après dans tous les cafés du village...»
Tout claudicant, il s'assit à la table de travail.
Le Bureau des Guides était une pièce meublée assez misérablement; on eût dit une antichambre de notaire ou d'huissier. Rectangulaire, profonde, elle était tapissée d'un horrible papier à rayures, tout passé et jauni, et parquetée de sapin large et noueux. Une large table couverte de toile cirée noire, bourrée de papiers et de fiches, comme on en trouve dans les mairies de province, en occupait le centre; cinq ou six chaises de paille attendaient les visiteurs. Un poêle tout rond enlaidissait la pièce de ses tubulures et l'on avait suspendu un fond de boîte de conserve avec un fil de fer juste sous le coude du haut qui dégoulinait de suie visqueuse. Cependant cette boutique, qui eût pu aussi bien servir à un clerc paperassier, possédait une âme. Sous cette enveloppe anonyme et médiocre, transperçait l'épopée alpestre.
La monotone tapisserie était tout imprégnée de souvenirs, pavée de reliques que les guides, sans y attacher de valeur, avaient fixées au hasard des dons, sur le mur. Un portrait dédicacé de Whymper voisinait avec une photo jaunie relatant la visite de Félix Faure; plus loin, un petit cadre renfermait la photo du roi des Belges, à son retour des Drus. Toutes les célébrités de la montagne avaient laissé, là, trace de leur passage: Cunningham, Freshfield, Mummery, Tuckett, Émile Fontaine, Vallot, Gos, Tricouni, Dunod, Mieulet, Durier, Janssen, etc., et ces photos alternaient avec des cartes, des esquisses, des coupes géologiques, des dessins et de vieilles estampes coloriées de grande valeur qui eussent fait la joie d'un collectionneur. Un plan en relief du Mont-Blanc, dans une caisse vitrée, servait aux explications du guide-chef. Des collections de minéraux, quartz hyalin, cristaux fumés, protogynes, micaschistes, gneiss délités, blocs d'amiante, s'empoussiéraient dans un placard. Dans le fond, une énorme bibliothèque vitrée, don d'un sénateur quelconque, étalait la pauvreté de ses volumes, pour la plupart trop abstraits, trop ardus, et qu'aucun guide ne feuilletait jamais.
Mais l'âme même du bureau était l'arrière-boutique: un réduit sans lumière gagné par des cloisons en galandage sur la geôle municipale. Cela sentait à la fois le renfermé et le grand air. Des cordes étaient pendues un peu partout, mêlées à des piolets de tous âges et de toute fabrique, à des crampons, à des lanternes. Tout un matériel entreposé par les guides entre deux courses, et dans le fond, dressé comme un paravent replié, un brancard de grosse toile grise attendait, tout prêt, qu'on eût besoin de ses services. Au plafond un nouveau brancard plus moderne, constitué par un berceau de duralumin suspendu à une poutre métallique, complétait ce matériel de sauvetage qui rappelait, avec une grosse boîte de secours marquée d'une croix rouge, que ce réduit était parfois l'antichambre de la mort.
Un simple couloir étroit, dallé de granit, séparait le Bureau des Guides du Syndicat d'Initiative, déjà plus modernisé, avec sa grande banque séparant le public des bureaux et son faux air d'agence de voyages.
Dans ces deux officines se rassemblaient toute la vie et toute l'activité saisonnière de Chamonix-Mont-Blanc. L'Essi recevait les visiteurs, les dirigeait, les logeait; le Bureau des Guides se chargeait d'encadrer ceux d'entre eux tentés par une ascension.
Jean-Baptiste Cupelaz ouvrit son registre, inscrivit les noms des pirates du jour, puis consulta les demandes de courses. Celles-ci n'étaient pas nombreuses, le mauvais temps avait rebuté les clients. Le guide-chef hocha la tête.
«Avec la neige, finies les grosses!»
Les grosses... cela signifiait les courses difficiles, les rudes escalades, celles qui ne sont accessibles qu'à une minorité bien entraînée et que tous les guides n'acceptent pas. Faire les grosses!... Cela signifie être prêt à partir n'importe où, que ce soit à la Verte, ou dans les Aiguilles, ou sur les longs itinéraires de glace; faire les grosses, cela veut dire aussi gagner beaucoup d'argent en risquant beaucoup. Les guides de Chamonix n'ont pas adopté le qualificatif de guide de première ou de deuxième classe. Ils se trient d'eux-mêmes en refusant de partir pour les courses qu'ils jugent trop difficiles pour leurs qualités. De ce fait seule une petite élite, une trentaine en tout, se partage les risques et les profits d'un dur métier. Pour les autres, le Mont-Blanc, que l'on a intentionnellement tarifé un peu cher, constitue le maximum; ils s'y abonnent et il n'est pas rare qu'ils ne l'escaladent une dizaine de fois dans le courant de l'été, les grands guides préférant aborder les grandes escalades.
Le guide-chef ayant terminé sa liste appela les pirates, qui partirent nonchalamment par l'avenue de la Gare, le piolet sous le bras, pour prendre le train du Montenvers.
Peu après, Cretton, le portier du Carlton, vint s'enquérir d'un guide.
«Quelqu'un de sérieux, un peu vieux, qui marche doucement, c'est pour un diplomate qui veut visiter les cabanes; pas besoin d'un aigle, mais donne-moi-z'en un qui ait du bagout, et qui connaisse toutes les histoires, y a gros à gagner.
– Je t'enverrai le vieux Jules Rebat, il lui racontera ses voyages dans les Amériques.
Ça va! Demain, j'aurai sans doute un jeune homme à entraîner pour les grosses... t'as quelqu'un?
– Attends, je vais voir le tour.»
Et Jean-Baptiste épela plusieurs noms inscrits par ordre d'entrée et d'ancienneté.
«C'est toujours la même histoire, maugréa-t-il, les bons y sont en course, et ils abandonnent leur tour, vu qu'ils sont choisis à la préférence. Écoute, j'attends Jean Servettaz ce soir, y doit redescendre des Drus, ça tombe justement sur lui, je lui laisserai un mot.»
Le portier s'en alla.
Deux grands clubistes allemands se présentèrent ensuite.
«Un guide, ya, bergführer!... pour Mont-Blanc. Combien?
– Cinq cents francs, plus le porteur, trois cent cinquante.
– Nous ne voulons pas de porteur, nous portons nous-mêmes.
– C'est le règlement, monsieur, c'est pour la sécurité de la cordée.
– Ya! Ya! alors rendez-vous demain Hôtel Couttet.
– Ya! Ya!» fit à son tour Jean-Baptiste, comme s'il parlait allemand.
Les clients partis, le guide-chef se retrouva seul avec deux ou trois vieux qui fumaient silencieusement leur pipe. Il se leva et alla jeter un coup d'œil dans la rue.
«Tiens! c'est maintenant tout clair... Mince d'enneigement, regardez les cheminées des Charmoz: des torrents de glace! On est bon! faudra bientôt fermer.»
La brume s'était en effet dissipée, et la chaîne apparaissait toute blanche au-dessus des moraines. La ligne du soleil descendait régulièrement le long des forêts sous le Brévent, et cela faisait un contraste saisissant. Au-dessus, tout semblait chaleur et lumière, cependant qu'en bas les prés et les bois baignaient dans une clarté toute bleue, ténue et vaporeuse, et le soleil descendait lentement, source de lumière invisible, perçant au-dessus des Aiguilles, laissant tout un côté de la vallée dans l'ombre, éclairant crûment les rochers qui sortaient pour ainsi dire du sommeil pour vivre tout à coup et flamboyer dans le ciel. Les énormes coulées de glace du Dôme du Goûter, des Bossons et de Taconnaz étaient à peine léchées, par touches hésitantes, de plaques lumineuses accentuant encore la lividité sinistre des glacières.
Les premiers autocars montaient des basses vallées, amenant leur contingent habituel de touristes d'un jour et ceux-là, au débarquer, se précipitaient sur les magasins de cartes postales et de souvenirs.
Un guide arriva, le sac vide négligemment accroché à l'épaule par une seule bretelle, la figure brûlée par les combats.
«Te voilà rentré, Etienne?
– Depuis hier soir, je viens payer les masses.
– T'as fait bonne course?
– Trop de neige, nous avons boellé sous la rimaye des Charmoz.»
Le guide paya, s'apprêta à sortir, puis se retourna.
«Tu viens? On va boire trois décis, pour arroser les masses.
– Allons-y!»
Les deux hommes allèrent s'attabler en face, le guide-chef laissant grande ouverte la porte du bureau afin de surveiller les entrées. La place se remplit de monde: touristes, guides, employés d'hôtels remuants et actifs, notabilités du pays parlant avec animation des problèmes du jour, parmi lesquels la politique, mais surtout la politique locale, tenait la plus grande place.
La servante du café apportait déjà la fine petite carafe à long col, marquée à la mesure par un trait et une croix gravés dans le verre; aucun consommateur n'accepterait ici qu'on lui servît du vin dans des bouteilles ne tenant pas la mesure ou dans ces pots trompeurs comme on en use dans le Midi. Le Chamoniard désire avoir exactement ce qu'il demande et son esprit posé s'accommode mal de la fantaisie.
«T'as fini ton engagement, Etienne?
– Avec le monsieur anglais, mais je repars dans trois jours pour la Corse avec un clubiste de Berne; ici, il y a trop de neige. Vois-tu, Jean-Baptiste, faut savoir voyager quand on est guide; en fouinant bien, il y a toujours un massif de par l'Europe où l'on peut travailler. Le tout est d'avoir de la clientèle.
– Bien sûr, le tout est d'avoir de la clientèle.»